Les entretiens annuels sont un rendez-vous encore traditionnel dans beaucoup d’entreprises et les campagnes vont débuter pour toutes celles qui les planifient en lien avec leur clôture annuelle.
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Sans rouvrir la polémique sur leur nécessité et sur les entreprises qui les ont purement et simplement abandonnés, nous pouvons a minima prendre un temps d’examen sur le concept d’évaluation qui s’y trouve associé. Nous vous proposons d’explorer à la fois :
- Les multiples facettes de l’évaluation,
- Les différences culturelles qui font de la France une nation un peu particulière dans son appréhension de ces moments entre un manager et ses collaborateurs,
- Pour finalement se pencher sur la relativité de l’évaluation et envisager d’en faire un temps d’écoute et de régénération des ressources de l’un et de l’autre,
Sans surprise, cet examen nous conduira aussi sur le terrain des écarts entre travail prescrit et travail réel.
Les multiples facettes de l’évaluation : appréciation de la performance à la lecture d’un potentiel projeté ?
En 1968, Robert Rosenthal et Lenore Jacobson publient Pygmalion à l’école, dans lequel ils décrivent le rôle joué par les attentes des enseignants sur la réussite ou l’échec scolaire des élèves et démontrent que les préjugés positifs des enseignants sur leurs élèves exercent une influence majeure sur le potentiel ce ceux-ci. Lors d’une expérience, Rosenthal et Jacobson font croire à des enseignants que certains élèves de leur classe ont une forte probabilité de réaliser des progrès durant l’année scolaire, leur cachant qu’en réalité, ces élèves, sélectionnés au hasard, ne présentent pas de différences particulières avec les autres élèves de la classe. Et pourtant, ces élèves dits « prometteurs » ont progressé, confirmant les espoirs placés en eux. Cette prophétie accomplie fut nommée « effet Pygmalion » ou « effet Rosenthal et Jacobson ».
En 1970, Ray Rist a fourni un exemple de la façon dont la dynamique des prophéties auto-réalisatrices peut façonner la vie des élèves, après avoir observé pendant trois ans le comportement des instituteurs et la trajectoire scolaire d’enfants âgés de cinq ans issus de ghettos américains. Dès la première semaine de classe, l’instituteur, ayant identifié les élèves rapides des plus lents, les a assignés à des tables de travail différentes. Au fur et à mesure, il s’est avéré que les élèves dits lents ont intériorisé cette image renvoyée par leur professeur et ont commencé à se désintéresser du travail scolaire. Les années suivantes, aucun de ces élèves n’est parvenu à être affecté dans le groupe dit des « bons lecteurs ». Même si d’autres études, notamment les travaux de Lee Jussim ont montré que même lorsque les enseignants se comportent différemment envers leurs élèves sur la base de leurs attentes, ces dernières ne se réalisent pas forcément, ce ne sont pas toujours les attentes en elles-mêmes qui influenceraient la performance des élèves mais plutôt les comportements particuliers des enseignants engendrés par ces attentes. Du regard de l’enseignant à celui de manager, les similitudes sont vites identifiées.
Les biais de prophétie auto-réalisatrice peuvent ainsi conduire à une performance particulièrement altérée ou au contraire particulièrement soutenue. Il est essentiel de prendre conscience de ces pièges pour mettre les salariés et les équipes en situation de maximiser leur potentiel. D’aucun diront qu’il suffit de les mettre dans leur zone de talent ? Ce n’est sans doute pas suffisant. Une magnifique danseuse étoile dit dans un de ses livres que ses résultats ont changé du jour où le regard de la direction a changé sur elle. Un responsable de la sécurité me disait il y a quelques jours que ceux qui s’exposent physiquement et pénalement pour nous défendre et nous protéger tous les jours ont plus besoin du regard de leur patron que des longues séances d’entrainement pour être les meilleurs en opération. Quant aux équipes, il suffit de reprendre les mots de Fabien Galthié entraineur de l’équipe de France de rugby pour se rappeler que la performance n’est jamais l’addition des performances individuelles mais bien celle d’un projet, d’un collectif qui fait société et du regard que le « staff » porte sur leur potentiel.
Alors au moment d’évaluer ses salariés, on peut s’interroger sur le regard posé tout au long de l’année sur leurs actions, sur les encouragements explicites adressés, sur tout ce qui a été présupposé sur leur potentiel et qui a joué sur leur performance réelle.
In fine, c’est un regard sur notre propre management que ce temps de l’entretien avec ses salariés nous invite à poser.
Pour une évaluation objective et équitable, cette prise de conscience de l’ensemble de ces mécanismes doit être faite chez les managers et chez les acteurs de la fonction RH. Ces derniers pourront notamment être invités à relire leurs classiques :
« Dès que les professeurs commencèrent à le traiter en bon élève, il le devint véritablement : pour que les gens méritent notre confiance, il faut commencer par la leur donner. ».
Marcel Pagnol, Le Temps des amours, 1988.
Être régulièrement formé sur les schémas de pensées, les mécanismes cérébraux automatiques et les distorsions systématiques auxquelles elles peuvent conduire relève des actions de formation et de prévention des entreprises. Toute formation managériale notamment pour les primo-accédants à ces responsabilités devrait intégrer a minima une sensibilisation à ces sujets. En lien avec notre dernière publication sur les seniors, les jeunes managers pourraient aussi profiter de mentorat de la part de leurs ainés. En effet, ils auront assez naturellement éprouvé ces risques de subjectivité même s’ils ne sauront pas toujours en donner la lecture scientifique.
Enfin, l’évaluation est souvent sujette à une interprétation toute personnelle. Ce que nous considérons comme une performance exceptionnelle peut varier d’une personne à l’autre. Comprendre cette relativité est la clé pour des évaluations plus justes et pertinentes.
Évaluation à la Française : quand le conditionnement scolaire français nous renvoie à notre position d’élève.
En France, notre rapport à l’évaluation est influencé par notre histoire et notamment notre système scolaire. De longue date, ce système a conduit nos jeunes élèves et les étudiants à s’identifier à leur évaluation pour ne pas dire à leur note. Et même si de nombreux enseignants ont heureusement une autre quête, c’est encore le relevé de notes qui compte dans les esprits de tous pour accéder à certains parcours de formation ou pour être admis dans certains établissements.
Les années vécues dans ce système normalisé renvoient inévitablement les salariés au moment de leur entretien d’évaluation à ce regard appréciatif de leur « valeur » par le seul prisme de la note, de la référence ou de la position sur une échelle de 1 à 5 de l’évaluation en question. Les salariés français sont ainsi conditionnés pour appréhender cette évaluation avec inquiétude pour la majorité d’entre eux. Seuls quelques-uns les verront arriver avec un total détachement voire une résignation. Pour ceux-là, les entretiens seront alors perçus comme une simple formalité, un temps perdu, une fatalité ou une obligation.
Nos voisins européens et les anglo-saxons en général ont une approche plus pragmatique de ces entretiens, basés sur l’« improvement », la possibilité de classement en « satisfied » ou « high potential ». Pour autant, lorsque les compagnies internationales déploient des systèmes « anglo-saxons » au sein d’une filiale française, il y a souvent une incompréhension totale du système proposé et un malentendu de base sur les enjeux et finalités si l’on n’y prête pas attention.
Et le regard porté par des managers très éloignés de leurs équipes géographiquement ou culturellement ne fera que renforcer ce phénomène.
Pour peu que l’évaluation détermine la « bande » d’augmentation possible ou le bonus à verser, le salarié français est alors totalement dépossédé d’une discussion franche et authentique, basée sur une subjectivité non avouée liée à son positionnement salarial.
Pour une évaluation du travail réel au service du développement des ressources du salarié
D’autres voies sont possibles. Rappelons tout d’abord que l’entretien d’évaluation à la différence de l’entretien professionnel n’est en aucune façon obligatoire. En revanche, il est utile pour répondre à deux obligations que sont le suivi de la charge de travail et, pour les salariés concernés, le suivi du recours au forfait-jours.
Et si l’évaluation des salariés était en fait celle du travail ?
Les salariés par l’intermédiaires du contrat de travail qui les lie aux entreprises sont sous la subordination de leur employeur. A ce titre, ils effectuent des tâches dans un environnement de travail donné, avec des règles explicitement diffusées et une variété de contraintes.
A l’occasion des entretiens d’évaluation, c’est finalement le travail de chacun puis le travail des équipes qui peut de fait être évalué si on se penche sur :
- La réalité des activités réalisées comparées aux activités décrites ;
- L’environnement individuel et collectif dans lequel le travail a été effectué ;
- Les ressources physiques et émotionnelles disponibles pour réaliser le travail confié ;
- L’ensemble des tâches ou des activités consommatrices de ces ressources ;
Une fois cette analyse effectuée, par exemple en situation réelle de travail, l’écoute réciproque sur cette évaluation du travail réel permet de dégager une évaluation du salarié au regard de la réalité de l’exécution de son contrat de travail. Elle devrait limiter l’identification à une « appréciation » et les divergences de lectures.
Soit, mais pour en faire quoi ? pour sortir de nos réflexes de notation, graduation et classement des individus et repositionner l’évaluation comme un moyen :
– D’ajustement des descriptions de postes ;
- De mise en place d’action d’amélioration des environnements de travail (QVCT, CNV, organisation, flexibilité …) ;
- Du besoin en développement de compétences techniques ou relationnelles ;
- Des plans de développement utiles et prioritaires à l’acquisitions de ressources nouvelles ou de régénération de ressources mobilisées et possiblement consommées.
- De mise en discussion de la juste balance entre l’utilisation des ressources du manager et l’utilisation des ressources du salarié.
Alors l’évaluation envisagée comme un moyen et non comme une finalité, pourra réconcilier les salariés avec ces temps d’entretiens. Les fonctions RH pourront ensuite s’en emparer pour en nourrir leurs premières politiques RH propices à l’écologie de l’humain dans le collectif de travail.
Ces sujets vous interpellent ? envie d’examiner vos pratiques, Empitos RH vous accompagne.