L’intérêt croissant et continu pour les soft skills n’a rien de surprenant, tant il s’inscrit dans la transformation de ces trente dernières années de l’organisation et des modalités d’exercice du travail. Leur intégration dans la stratégie compétence de l’entreprise est désormais incontournable.
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Qu’il s’agisse du développement des organisations matricielles, de la coopération transversale, de l’accélération des cycles stratégiques, des évolutions technologiques et informatiques de l’outillage du travail ou plus encore de survenance de crises plus ou moins profondes (sanitaire, économique, écologique, énergétique, …), il est désormais acquis que les seules compétences techniques (hard skills) ne suffisent plus à interagir dans son cadre professionnel, à y être tout à fait pertinent, performant et efficace.
Dans ce contexte de mouvance permanente, quel dirigeant, manager, professionnel RH ne rêve pas d’une pleine maîtrise par les collaborateurs de l’entreprise de leurs soft skills : adaptabilité, confiance en soi, esprit d’équipe, intelligence émotionnelle, sens de l’organisation, gestion du stress, capacité à apprendre, sens de l’écoute, gestion de l’incertitude, sens des responsabilités, initiative, travail à distance, curiosité, autonomie, résolution de problème, appréhension de la complexité, innovation, assertivité, pensée critique, créativité, fiabilité, abstraction ou encore conceptualisation ?
La liste est interminable (et interminée) tant il paraît relever du bon sens de préférer maîtriser chacune de ces compétences plutôt que pas, faisant peser sur les individus (salariés ou candidats) de nouvelles exigences d’éligibilité voire de conformité au monde du travail. Exigences dont on peut légitimement questionner la proportionnalité au vu de l’absence de consensus et de maturité sur le sujet.
Un intérêt empirique pas encore à maturité
Derrière la terminologie anglo-saxonne de soft skills, le principe de compétences transverses, transposables, transférables, ou même comportementales n’est pourtant pas nouveau. Et en même temps, le terme de soft skills, parce qu’il n’est aujourd’hui pas clairement défini, laisse chacun y voir ce qu’il veut mais également entretient un champ totalement ouvert tant sur l’étendue des compétences visées que sur leur définitions, leurs niveaux de complexité et de maîtrise, les modalités de leur évaluation et, in fine, les enjeux et leviers de leur développement.
La prise en compte des soft skills est pourtant désormais incontournable dans bon nombre de processus RH structurants :
- Dans le recrutement, où la recherche de profils qualifiés semble de plus en plus se heurter à l’inadéquation de la « personnalité », concept mouvant, difficilement objectivable et encore trop cantonné dans son évaluation aux résultats de tests divers et variés. Tests qui, sous couvert d’une « validité scientifique » revendiquée par leurs éditeurs portent en eux le risque d’une réduction simpliste et déterministe de l’individu, opérant une simplification et une standardisation de la complexité des interactions sociales. Les candidats sont alors exposés à l’empilement des subjectivités des acteurs du processus de recrutement qui, chacun selon son prisme, trouvera les mêmes raisons à retenir ou écarter un profil.
- Dans l’évaluation de la performance, où (et c’est une bonne nouvelle) la seule atteinte des résultats n’est plus suffisante mais devient interdépendante de la manière dont ils ont été atteints. Cette prise en compte du « comment » est plus que salutaire tant elle montre l’importance d’un interagir social systémique et vient reconnaître sa valeur ajoutée à une performance durable et potentiellement exponentielle. Pour autant, l’évaluation de la performance étant intrinsèquement subjective, son application à des notions imparfaitement définies telles que les soft skills présente un risque majeur de démultiplication, non seulement d’erreur d’appréciation dans un processus classique d’entretien individuel à la seule main du manager, mais aussi de perceptions ou de réalités d’iniquité de traitement, pouvant appeler en réaction désengagement, résistance passive, dégradation du collectif de travail ou démission.
- Dans l’évolution professionnelle, où les mêmes causes ont de grandes chances d’avoir les mêmes effets avec, en complément de la subjectivité d’évaluation de la maîtrise des soft skills dans le poste occupé, celle de la projection (essentiellement des capacités et aptitudes) sur un poste cible potentiellement hors scope du manager qui, de fait, ne peut avoir qu’une vision parcellaire et biaisée de ses exigences en matière de soft skills. Sans parler de la détection des potentiels qui, même lorsqu’une définition stricte en est posée, repose presque exclusivement sur une approche par les soft skills.
Remédier à l’incertitude en posant un cadre
A ce stade, il paraît donc prioritaire de définir et de délimiter plus spécifiquement le périmètre des soft skills, le niveau d’exigence associé et l’ambition d’acquisition, d’entretien, de développement et de rétention pour l’entreprise.
Clarifier, définir et structurer ses exigences en matière de soft skills ne va pas de soi et la tentation est grande de poser un niveau d’attentes socle trop étendu et/ou trop élevé, en considérant par exemple que 5, 10 ou même 15 soft skills seraient indispensables à l’exercice de toute activité professionnelle. La difficulté évidemment revient à choisir et donc à renoncer. Mais à quoi renoncer : à l’adaptabilité, à l’esprit d’équipe, au sens de l’écoute, à l’autonomie, à la gestion du stress, à la capacité à apprendre, … ?
Les nouvelles exigences du travail se sont étendues à presque tous les postes laissant penser que par principe de précaution tout salarié devrait détenir un socle de soft skills. Le raisonnement vaut a fortiori dans une approche de gestion prévisionnelle des emplois, des compétences et de l’employabilité.
Mais la détention des soft skills n’est pas une fin en soi, ce n’est qu’un moyen au service de leur mobilisation. C’est donc bien en partant des situations professionnelles auxquelles sont confrontés les salariés que des objectifs d’acquisition, de détention et de développement pourront être définis et traduits en plan d’action. Démarche fortement corrélée à l’organisation du travail et au niveau de déclinaison en d’éventuels référentiels d’emplois. La méthode est en fait assez classique et s’inscrit naturellement dans les fondamentaux de gestion des ressources humaines.
Construire sa politique soft skills
Si la prise en compte des soft skills dans une politique de management des compétences est assez comparable à celle des hard skills, leur caractère plus malléable présente néanmoins quelques spécificités. On peut alors distinguer quatre facteurs de réussite à leur implémentation :
1 – Le socle et la différenciation retardée : faire porter sur l’ensemble des salariés (et des candidats) les mêmes attentes de maîtrise des mêmes soft skills, notamment lorsque celles-ci présentent des définitions larges et interprétables, conduit inévitablement à un constat d’inadéquation. D’où l’importance de procéder à une sélection stricte des compétences communes (c’est-à-dire en nombre limité), par exemple déclinées des valeurs de l’entreprise, et pourquoi pas d’en définir des niveaux progressifs de complexité. On pourra alors structurer un second lot de soft skills par métiers ou familles d’emplois, dans une logique d’aires de complémentarité ou d’enrichissement sur la base des compétences communes. L’exigence est alors progressive et contextualisée et permet de structurer une stratégie de développement articulée autour de l’évolution professionnelle.
2 – L’analyse de risque des défaillances : le caractère interprétable des soft skills rend particulièrement délicat l’exercice de leur évaluation ; il est non seulement fortement exposé à la subjectivité des évaluateurs mais plus encore à la pertinence et au coût des moyens de l’évaluation même ; tests, mises en situations, assessment center, … l’ingénierie de conception comme la passation représentent des investissement difficilement généralisables. L’alternative peut alors être celle du contrepied, du raisonnement par défaut ; quels sont les risques de l’absence de telle ou telle soft skill, sont-ils critiques ou mineurs, comment peut-on les prévenir et selon quel niveau de prévention ? L’approche est évidemment court-moyen terme et fortement dépendante de la capacité de l’organisation à engager les plans de développement des soft skills et/ou à en déprioriser certaines par l’ajustement ou la reconfiguration des situations de travail.
3 – L’accompagnement à la prise de conscience : la notion de soft skills, si elle fait son chemin auprès des professionnels RH et d’une partie du management, reste encore relativement obscure pour le plus grand nombre. Autant dire que la mise en action des individus et des collectifs nécessite un temps d’appropriation significatif aussi bien sur ce dont il s’agit que sur les finalités poursuivies, les objectifs qui en découlent et les moyens d’y parvenir. Le caractère ambivalent des soft skills, à la fois intrinsèques et extrinsèques à l’individu, rend d’autant plus complexe la capacité à être maître de son destin. De cette complexité découle la nécessaire acceptation de la relativité et de la subjectivité dans l’appréciation croisée du niveau de maîtrise des soft skills.
4 – L’acceptation de l’imparfait comme richesse de diversité : si tous les managers, et jusqu’aux dirigeants, étaient en pleine possession et maîtrise des soft skills qu’ils attendent de leurs collaborateurs, d’une part cela se saurait, d’autre part on aurait tout à gagner à modéliser le processus d’accession à ces postes. Mais le monde est ainsi fait que la perfection n’existe pas, et c’est tant mieux, car c’est dans les aspérités et les frictions des interactions sociales qu’une organisation vie, se questionne, se renouvelle, crée ou se transforme. Il serait illusoire de croire à un corps social softskillistiquement parfait. C’est peut-être bien au contraire en cherchant, en provoquant et en promouvant la complémentarité des profils et des compétences dans une revendication assumée de l’imperfection des individus que se trouve un début de réponse aux enjeux portés pars la maîtrise des soft skills, maîtrise non pas individuelle, mais bien collective.